Onze ans, onze ans déjà, ça passe vite onze ans, surtout si l'on
est adulte.
Mais onze ans pour toi, c'est toute une vie, c'est ta
vie entière, et tu es déjà ce que tu seras.
Je le sais, j'ai eu onze ans moi aussi, en mille neuf cent
cinquante sept.
En mille neuf cent cinquante sept j'allais à l'école en tablier
gris, l'index tâché d'encre violette,
et mes genoux écorchés n'avaient jamais connu un pantalon long:
le premier pantalon, c'était pour la première communion avec la première montre
ou, pour les riches, le premier vélo demi-course, avec des pneus demi-ballons.
Le stylo à bille était interdit, puisqu'il ne permettait pas
d'agrémenter l'écriture des pleins et des déliés qui sont si importants pour
exprimer les subtilités de la pensée humaine.
Les illustrés étaient pernicieux, toutefois le curé tolérait
Coeurs-vaillants et l'instituteur fermait les yeux sur Pif-le-chien.
Les filles allaient à l'école des filles, les garçons à l'école
des garçons et, comme je n'avais pas de sœur, elles allaient longtemps rester
pour moi un grand mystère.
Je n'avais jamais pris une douche, mais j'avais déjà vu la mer
Je n'avais jamais regardé la télévision, mais depuis plusieurs
années ma mère écoutait Radio Andorre à la maison, Radio Andorre, parce qu'il y
avait toujours des chansons.
La radio, c'était presque aussi beau qu'Internet; Sur les ondes
courtes le monde entier se bousculait, j'y ai appris à être curieux de musiques
différentes, j'exaspérait mes parents avec de grands flots de mélopées arabes
mais ils pardonnaient cette originalité et je prenais des airs d'intellectuel
en écoutant les bulletins d'information de Radio Moscou et de Radio Alger.
C'était presque aussi beau qu'internet car on n'écoutait pas
seulement le monde, mais l'univers tout entier: l'instituteur nous avait dit
que le bruit de fond que l'on entendait, sur la bande des quinze mètres, était
le bruit des galaxies. Il aurait fait mieux de se taire, car, à compter de ce
moment, je refusais de voir les étoiles dans le ciel, je les écoutais à la
radio et je me pénétrais de ce merveilleux secret.
Et pourtant, ces soirs-là, après avoir passé dix heures à
fabriquer des sandales, des bérets, des couvertures, du chocolat ou des trains
d'atterrissage nos pères, appuyés sur leurs vélos, scrutaient le ciel à la
recherche d'une étoile nouvelle, Le quatre Octobre -presque pour ton
aniversaire- les Russes avaient lancé le premier satellite artificiel. Monsieur
Bourdieu, l'instituteur, qui était communiste, nous avait expliqué en rayonnant
de bonheur que ces quatre kilos de métal qui tournaient au-dessus de
l'atmosphère en faisant bip-bip annonçaient la fin de l'exploitation de l'homme
par l'homme, la Victoire de la Cause des Peuples, l'écrasement de
l'obscurantisme, et l'abolition des superstitions.
Et les ouvriers scrutaient le ciel où tournait une étoile qui
pour une fois n'était pas au Bon Dieu ou aux patrons
Moi, j'étais un peu déçu, car si j'identifiais parfaitement les
galaxies et le système nerveux des grandes nébuleuses, j'avais du mal à
homologuer sur le Ducretet-Thompson familial les fameux " bip-bip
" du spoutnik.
Et puis, j'étais agacé de voir ces béotiens s'intéresser
soudainement au cosmos, qui était mon domaine réservé et sur lequel j'aurais pu
donner un avis pertinent,
si quelqu'un l'avait sollicité.
Je n'avais jamais vu de noirs, ni d'arabes, ou alors des vieux.
Il y avait la guerre, en Algérie, comme il y avait eu la guerre
en Indochine,
et ça faisait partie de l'ordre des choses.
A quatorze ans, on quittait l'école pour l'usine, à dix-neuf ans
on quittait l'usine pour l'armée
Et tous les soirs, la radio mentait un peu: cent vingt rebelles
tués, deux blessés parmi les Forces de l'Ordre, et plus on en tuait, plus il y
en restait.
Bizarre.
J'ai perdu confiance en la radio même si je crois toujours y
entendre le fracas des galaxies.
J'ai plus fait confiance au curé, ni à l'instit, car enfin
Pif-le-chien et Coeur-Vaillants, c'était les illustrés les plus nuls, et, s'ils étaient intelligents, ils auraient pu
se rendre compte que Tintin, Spirou, Météor, Bleck le Rock, Kid Carson, et Buck
Danny étaient autrement plus intéressants.
Le seul avantage de Coeurs-vaillants, c'est qu'il était facile
de le voler: Il n'y avait qu'à se servir à l'entrée de l'église, en faisant
semblant de mettre des sous dans le tronc, pendant que le Bon Dieu avait le dos
tourné.
Une autre revue qu'il fallait voler, c'était Paris-Hollywood,
qui était interdite aux mineurs, parce qu'il y avait des photos de starlettes
en soutien-gorge. Les plus courageux la volaient dans la librairie, les autres
la volaient au voleur, ce qui est moins immoral.
Oh, je savais bien que c'était mal de voler, mais avec les dix
francs (anciens=10 centimes) que je gagnais par jour en allant chercher le
lait, en coupant le bois et en allumant le feu, je ne pouvais pas faire
autrement. J'arrivais juste à payer Spirou, et, avec les rentrées
exceptionnelles, un tintin de temps à autre.
1957, mes onze ans, c'est l'année d' Objectif-Lune, quel
émerveillement.
C'est aussi l'année des premiers livres de poche, et j'avais
piqué Vol de Nuit, de Saintex, pour voir. Mais je ne l'ai lu que bien plus
tard.
Par contre, je dévorais les Bob Morane, -pas trop long, de l'action- c'était
l'équivalent des Chair-de-poule d’aujourd’hui.
Mais ne vas pas croire que je passais ma vie à lire; mes
journées n'étaient que courses éperdues dans les rues, sur les toits, dans les
bois. On jouait à la pelote contre les murs de l'église, aux quatre-coins sous
le porche, et, sur la place, aux barres, un très vieux jeux qui nous venait du
fond du moyen âge et dont, en quelques années, on a perdu le souvenir.
Je ne savais peut être pas encore nager mais, quand on allait se
baigner dans le gave, (je n'avais jamais vu de piscine) le sport favori consistait
à attraper les truites à la main: il faut glisser le bras sous le rocher,
infiniment lentement, et, quand on sent le ventre du poisson, le caresser en
remontant vers les ouies, où l'on plongera les doigts en déclenchant la lutte,
car, il faut le savoir, la truite n'est qu'un ressort avec quelques écailles autour. C'était pas gagné d'avance, mais
quel prestige, face aux pêcheurs de goujons...
En écrivant cela, en revivant quelques instants cette époque
surannée, cette si France de mes onze ans, si tendre et si rude,, mon cœur se
serre, car je viens de penser à la cohorte de tous ceux qui étaient miens et
qui ont disparu, et mon cœur se
rassénère en songeant à ceux qui les ont remplacés.
Le monde à bien changé et il changera encore, il sera ce que le
feras, et que raconteras tu à tes enfants de onze ans ?
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j'ai eu douze ans moi aussi, en 1958,
c'était l'âge de la communion solennelle, en quelque sorte la majorité pour
l'église catholique, puisqu'à partir de ce moment là on ne commet plus de
péchés véniels, mais mortels. Mais la communion, c' était d'abord une
déception: l'hostie n'avait aucun goût, et ensuite une grande joie, puisque
c'était l'âge de la première montre que le parrain, avec souvent l'aide des
grands parents car c'était un objet rare et cher, offrait à son filleul. La
mienne c'était une PAX, et je ne me lassais pas de la porter à l'oreille pour
que le bruit du mécanisme (pas de quartz en ces temps-là) témoigne que je ne
rêvais pas. C'était aussi, pour quelques années encore, le premier costume,
avec pantalon long que l'on porterait
le plus longtemps possible, à moins que l'on ait un petit frère à qui le
refiler (voici une chose qui a peu changé.) Douze ans c'était l'âge où mon
grand-père, au dessert, me racontait la guerre, en plissant bien les yeux pour
que je ne devine pas, en regardant au dedans de lui, que c'était, en dépit du
sang, de la boue, de la fatigue et de la peur, la plus belle époque de sa vie.
Et quand il avait fini, c'était mon tonton qui prenait le relais, si par
extraordinaire une permission l'avait vu débarquer à la gare d'Oloron en grand
uniforme de méhariste: Le Dolman bleu ciel doublé de rouge sur la saharienne blanche,
les larges pantalons noirs festonnés d'arabesques. Ses yeux aussi étaient
étranges, les rizières du Tonkin s'y enlisaient dans les sables du
Tanezrouft, le Hoggar semblait jaillir
de la baie d'Along. C'était certain, je serais soldat… Comme tous les enfants
de cette époque j'étais innocemment cruel avec les animaux, alors, je n'allais
pas faire de sensiblerie avec les ennemis de la France, qu'il fallait tuer en
grand nombre, puisque c'était des ennemis. Et puis j'ai eu de mauvaises
lectures qui m' ont enrégimenté chez les anti-militariste; quand je me suis
réveillé, c'était trop tard: le bleu du drapeau français avait perdu son
outre-mer. Mère et tantes et grand-mères étaient plus pragmatiques, elles
rappelaient que de leur temps, l'école s' arrêtait à douze ans et que,
certificat (d'études primaires) ou pas, l'usine ouvrait ses portes. J'aurais
bien de la chance d'aller à l'école jusqu'à quatorze ans, et de manger tous les
jours à ma faim.
A
douze ans j'étais amoureux fou d'une prénommée Danielle, et je n'avais qu'une
peur, c'est qu'elle s'en aperçoive. Elle ne s'en est pas aperçu. Je l'ai
croisée l'autre jour, nous avons bien vieilli tous les deux. A douze ans
j'étais sournois, voleur, menteur. Il y avait trois catégories d'élèves, les
cancres, relégués au fond de la classe et dont l'instituteur se désintéressait
quelque peu, les normaux, au milieu, et moi au premier rang, assis a une table au ras de l'estrade, pour
qu'il puisse commodément me rafraîchir les idées à l'aide d'une grande latte de
bois. C'est pas les parents d'élèves qui auraient porté plainte. Celui qui
prenait une plumée à l'école ne s'en vantait pas à la maison sûr qu'il était
d'en ramasser une autre., Mais le m'égare, la table devant le bureau, ce
n'était pas à douze ans, mais à dix. Comme je ne t'ai pas écrit pour ton
dixième anniversaire, je n' efface pas.
En
fait mes amours tout platoniques me laissaient beaucoup de loisir et, dans les
rues les champs et les bois nous nous abattions comme une volée de moineaux: Si
les jeux vidéos avaient été inventés je ne vois pas comment nous eussions
trouvé le temps de pianoter sur la console;
C' était les interminables parties de pelote, la construction de cabanes
dans les bois proches, la fabrication d'armes redoutables - frondes tirant des
billes d'acier provenant des roulements de vieilles voitures, et capables de
fracasser l'ardoise du toit d'où s'envolait le pigeon que l'on avait manqué,
arcs en frêne, tirant des baleines de parapluie pouvant percer un chat de part
en part, au milieu de sa sieste, grenades au carbure de calcium, détourné de
l'acétylène des lampes et qui permettait de faire une guerre sous-marine sans
merci à la gent piscicole, qui remontait en surface, vessie natatoire crevée.
Et puis il y avait l'épreuve reine, l'
Initiation. Oloron est traversée par un tunnel assez long et assez
courbé pour que l'on cesse d' en apercevoir les extrémités. C'est dans le noir
le plus absolu que nous y attendions le train, plaqués contre la paroi de
pierre taillée, pressentant le vacarme des six cent tonnes d'acier passant à
six cent millimètres de notre poitrine oppressée par l'angoisse. C'était
l'épreuve reine, avec le dénichage des pies et des corbeaux. Il faut savoir que
les pies et les corbeaux ont coutume de construire leur nids au sommet des
peupliers. Un peuplier, c'est haut, et souple, plus on monte, plus ça balance,
et quand on est en haut, on regrette le train et le tunnel. Tout le reste, voler le corbillard, faire
sonner le glas, boire le vin de messe, lancer des pétards au pied des couples
d'amoureux qui "allaient aux fraises", c'était de la broutille.
Eh
bien, je n'ai jamais vu un seul accident autre que les menues plaies et bosses
dont nous tirions gloire. Sans doute est ce parce que nous élaborions nous
mêmes ces jeux dangereux et que, les connaissant biens, nous fixions des
protocoles d'actions très précis.
Voilà.
C'était mes douze ans. Un luxe quasi
tiers-mondiste.